UN PONT POUR L’ÉTERNITÉ
Je lis que la région Languedoc-Roussillon va réduire les dépenses autour du Pont du Gard en supprimant 1 million d’euros annuels de subventions qu’elle versait à son intention. Sur le coup, j’ai pris peur et me suis imaginé qu’on allait laisser le Pont mourir à petit feu, sans lui soigner ses plaies qu’il accumule au fil du temps. Non ! Il s’agit plutôt de faire une coupe financière sévère quant aux animations qui l’entourent comme les concerts de stars et les soirées pyrotechniques. Pas de quoi ébranler le colosse qui n’a nul besoin de ces artifices. Le Pont du Gard est une star à lui tout seul et la nuit, le clair de lune et les étoiles suffisent bien à l’éclairer. Le jour, ce fauve souriant couleur de miel somnole de tout son long , bercé par le chant des cigales et le murmure du Gardon qu’il enjambe. Chez les Pagnol, le Pont n’était pas passé inaperçu et Marcel dans « La Gloire de mon Père » en retrace son souvenir : « Dès que mon grand-père avait un jour de liberté - c'est-à-dire cinq ou six fois par an - il emmenait toute la famille déjeuner sur l'herbe, à cinquante mètres du pont du Gard. Pendant que ma grand-mère préparait le repas et que les enfants pataugeaient dans la rivière, il montait sur les tabliers du monument, prenait des mesures, examinait des joints, relevait des coupes, caressait des pierres. Après le déjeuner, il s'asseyait dans l'herbe, devant la famille en arc de cercle, en face du chef d'œuvre millénaire, et jusqu'au soir, il le regardait.
C'est pourquoi, trente ans plus tard ses fils et ses filles, au seul nom du pont du Gard, levaient les yeux au ciel et poussaient de longs gémissements.»
Quant à moi, je l’ai côtoyé en de nombreuses occasions. D’abord, à l’adolescence avec copains et copines, et les arcades résonnent encore de nos chants et de nos rires autour du feu de camp. Je me souviens de nos cheminements périlleux tout en haut sur le troisième rang aux trente-cinq petits arcs . Combien de fois avons nous frôlé la chute dans le vide ! Puis le pèlerinage se perpétua avec mes enfants et j’en fis une étape incontournable avant d’arriver à la mer. Je n’ai jamais prêté une attention particulière aux marchands du temple vivant sur le site, tellement j’ai été à chaque visite hypnotisé d’entrée à la vue de ce géant romain. Je sais que les parkings se sont multipliés ainsi que leurs droits d’entrée, je sais que les vapeurs d’essence sont devenues plus envahissantes, mais quand au tournant du sentier, on aperçoit le Pont dans toute sa splendeur, les mots me manquent pour exprimer cet élan de communion que j’ai avec ces vieilles pierres et ceux qui les ont assemblées.